Les surprenantes capacités mémorielles des seiches

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Les céphalopodes sont connus comme étant des animaux dotés de capacités physiques et intellectuelles notables. Le camouflage par homochromie et la capacité à résoudre des problèmes simples sont deux qualités qui caractérisent ces animaux. Néanmoins, de récentes études s’intéressent aux capacités cognitives de ces derniers. La mémoire est une faculté propre aux êtres vivants, humains et animaux confondus. Elle est plus ou moins développée pour chaque espèce mais aussi pour chaque individu. La création de faux souvenirs, quant à elle, est attribuée uniquement aux vertébrés. Or, une équipe de chercheurs de l’université de Caen a mené une étude sur les faux souvenirs chez la seiche et les résultats ont été bouleversants ! Cette étude pourrait révolutionner les connaissances actuelles sur la mémoire et permettre de mieux comprendre le fonctionnement des mécanismes complexes de cette dernière. Elle pourrait également avoir des implications pour la recherche sur la mémoire humaine étant donné que le processus de reconstruction de la mémoire observé chez la seiche est identique à celui de l’homme.

UN INVERTÉBRÉ AVEC UN OS !

La seiche (Sepia officinialis) est un mollusque qui fait partie de la famille des céphalopodes. À l’instar du poulpe qui compte huit tentacules, la seiche comme le calamar possèdent huit tentacules courts et deux tentacules longs ce qui les apparentent également aux décapodes. Cette famille regroupe les animaux à dix pieds dont font partie les céphalopodes décapodiformes et un grand nombre de crustacés. La seiche est un animal fascinant qui regroupe de nombreuses caractéristiques remarquables. Sa peau arbore une couleur et des motifs changeants grâce à des petites cellules nommées chromatophores qui s’adaptent à son milieu et à son humeur pour se camoufler ou intimider ses prédateurs. Elle possède une poche appelée sépia qui est remplie d’encre. La seiche expulse cette encre à sa guise pour masquer sa fuite en cas de danger. La vue de la seiche est très développée ce qui lui permet de partir en chasse de jour comme de nuit. Elle est aussi très sensible aux odeurs et aux goûts comme l’ont démontré différentes expériences.

La seiche se déplace de deux manières différentes : soit par ondulation de la nageoire qui est présente autour de son manteau, soit par propulsion en évacuant de l’eau plus ou moins brusquement par le siphon situé sous la tête à la base du manteau. Dans le premier cas, la seiche peut se déplacer dans tous les sens, mais à vitesse faible, alors qu’en utilisant son siphon, la vitesse de déplacement peut être bien plus importante mais la direction sera dans l’axe du siphon. L’os de seiche nommé sépion lui assure une flottabilité à l’horizontal et rigidifie son corps mou. La seconde partie dure de la seiche est son bec en chitine avec lequel elle découpe ses proies avant de les ingérer. Le bec est situé au centre de la couronne de tentacules, qui maintiennent généralement la proie pendant que le bec la découpe. Les deux tentacules longs vont généralement être utilisés pour capturer la proie. Ils sont capables de se projeter soudainement pour saisir un crabe sur le fond ou une crevette en pleine eau par exemple. La seiche est présente sur tous les littoraux de la France métropolitaine. On la trouve généralement dans de faibles profondeurs et plutôt à proxi­mité du fond. Elle affectionne particulièrement les zones riches avec différents substrats, des tâches de sable pour sa camoufler et éventuellement des caches rocheuses pour s’abriter ou se reproduire

LES CAPACITÉS CÉRÉBRALES DES CÉPHALOPODES

Les céphalopodes sont des sujets d’études très appréciés par les scientifiques. Leurs capacités d’apprentissage sont très développées. Le poulpe et la seiche parviennent à apprendre en manipulant – apprentissage physique –, mais également en observant leurs congénères – apprentissage visuel. Une expérience insolite sur le poulpe a mis également en évidence sa capacité à apprendre en visionnant une “vidéo tuto”. L’expérience était la suivante : un poulpe dans un aquarium reçoit une boîte transparente contenant un crabe. Pour ouvrir la boîte, le poulpe doit retirer un tube pour libérer le couvercle et accéder au crabe. Après avoir réalisé de nombreuses tentatives en vain pendant plusieurs heures, le poulpe ne parvient pas à ouvrir la boîte et la délaisse totalement. Suite à cela, une vidéo tuto est lancée en boucle devant l’aquarium, illustrant l’ouverture de la boîte réalisée par un humain. Moins d’une demi-heure après, le poulpe retourne vers la boîte et parvient à l’ouvrir de la manière indiquée.

Les capacités physiques de ces animaux sont surprenantes. Tout comme les capacités cognitives qu’ils sont parvenus à développer. Le poulpe parvient à analyser des situations complexes, prendre des décisions en considérant son environnement, les mémoriser et les reproduire. La mémoire spatiale du poulpe est un sujet qui a mérité de nombreuses études. Ses capacités d’évasion et d’orientation ont été mises en avant au cours de diverses situations. Bon nombre d’expériences ont été menées sur ce dernier mais, depuis quelques temps, la seiche est au centre des discussions. Une étude passionnante sur les capacités cognitives de la seiche s’intéresse à la création de faux souvenirs, jusqu’ici attribuée uniquement aux vertébrés. Selon Christelle Jozet-Alvez, chercheuse au Laboratoire EthoS de l’université de Caen, la formation de faux souvenirs n’est pas simplement le signe d’une erreur de mémoire. Cela démontre que les seiches, comme les humains, assemblent des souvenirs à partir de diverses informations, ce qui peut parfois créer des souvenirs inexacts. Il y aurait donc de grandes similitudes dans la création de faux souvenirs chez la seiche et les vertébrés, ce qui signifie qu’il y aurait des points communs entre la seiche et l’homme.

LA DERNIÈRE EXPÉRIENCE MENÉE SUR LES SEICHES

Dans le cadre de ces recherches, une expérience majeure a été menée permettant d’obtenir des réponses. L’équipe de chercheurs de l’université de Caen a émis l’hypothèse que la seiche était capable de créer de faux souvenirs comme les vertébrés. Nous savons déjà que la seiche a une mémoire épisodique et qu’elle construit ses souvenirs à partir des événements passés, mais nous cherchons à savoir si cette reconstruction des souvenirs peut être erronée. L’équipe a donc mis en place un protocole d’expériences avec des tests visuels et olfactifs afin de confirmer ou rejeter cette hypothèse. Cette expérience a été réalisée sur différentes seiches et dans des ordres aléatoires. Chaque seiche a été mise en condition et habituée au cadre de l’expérience. Tous les biais possibles ont été notés, pris en compte et réduits au maximum pour obtenir un résultat exploitable. Pour réaliser cette expérience, les scientifiques ont placé chaque seiche face à trois tubes transparents sur lesquels on observe trois motifs différents sur le fond : noir et blanc (damier), totalement noir et totalement blanc. On place alors la crevette dans le tube damier et le crabe dans le tube blanc. Le troisième tube noir reste vide. Il s’agit ici de l’évènement original où, rappelons-le, la seiche se dirige instinctivement vers la crevette qui est son aliment préféré.

La seconde étape est réalisée en trois évènements distincts. Le contenu de chaque tube est désormais caché et seul le motif reste visible. Le premier évènement est un évènement réaliste avec le motif damier et des effluves de crevettes libérés dans l’eau. Cet évènement n’est pas trompeur, le motif et l’odeur de crevette permettent à la seiche de créer un souvenir visuel et olfactif en associant ces conditions à la présence de son aliment préféré. Le second évènement est trompeur avec la présence d’un second tube noir. La seiche risque donc d’avoir une confusion visuelle entre les deux tubes. Enfin, le dernier évènement qui est trompeur lui aussi comprend le second tube noir ainsi que l’odeur de crevette. La mémoire visuelle et olfactive seront donc sollicitées. Après avoir observé l’évènement, les seiches doivent patienter une heure avant l’étape 3 afin de faire appel à leur mémoire.

La troisième étape consiste désormais à choisir un tube. Pour le choix final, deux tubes sont proposés : le tube noir qui est vide et le tube blanc contenant le crabe. Le tube damier contenant la crevette n’apparaît plus et les seiches qui préféraient cet aliment doivent maintenant choisir entre les deux tubes restants. En l’absence d’odeur, les seiches ont choisi aléatoirement. Une partie s’est dirigée vers le tube vide en pensant qu’il correspondait au tube crevette et l’autre partie a choisi le tube contenant le crabe. La première partie des seiches a donc créé un faux souvenir, imaginant qu’une crevette pouvait se trouver sous le tube noir qui était pourtant vide. Dans le cas de l’évènement avec l’odeur de crevette, le taux d’erreur est bien plus faible et les seiches ont tendance à choisir le tube blanc contenant le crabe. Le crabe étant évidemment plus intéressant qu’un tube vide. Enfin, dans le cas où la seiche a été confrontée à l’évènement non trompeur, le taux d’erreur est très faible. Les seiches se dirigent vers le tube crabe, ne retrouvant ni l’odeur ni l’aspect visuel d’un tube crevette.

Au terme de cette étude, les scientifiques peuvent affirmer que les seiches ont la capacité de former de faux souvenirs lorsqu’elles sont exposées successivement à deux évènements qui ont de nombreux points communs. Il s’agit dans ce cas précis de faux souvenirs visuels mais pas de faux souvenirs olfactifs. Les faux souvenirs ne sont pas simplement une défaillance de la mémoire. Cela signifie que les seiches, comme les humains, reconstruisent leurs souvenirs à partir d’éléments stockées à divers endroits dans leur cerveau et non pas de manière linéaire. Ainsi, une erreur d’assemblage ou une information mal mémorisée conduit à la création d’un faux souvenir.

Pour obtenir plus d’informations sur cette étude, retrouvez le compte rendu de recherche complet en anglais, rendu public le 17 juillet 2024 dans le journal IScience.

POUR ALLER PLUS LOIN

D’autres expériences ont été menée sur la seiche ces dernières années, mettant en lumière ses capacités toujours plus surprenantes. Christelle Jozet-Alves et son équipe sont parvenues à démontrer que la seiche pouvait avoir une capacité d’anticipation et de régulation au niveau de son alimentation. L’expérience menée était la suivante : deux cohortes de seiches ont été placées dans deux bacs d’aquariums distincts et nourries avec une quantité de crabes identique chaque midi. En revanche, pour le repas du soir, le premier groupe de seiches recevait systématiquement des crevettes alors que le second en recevait irrégulièrement. Il faut préciser qu’il a été prouvé précédemment que les seiches préfèrent s’alimenter de crevettes plutôt que de crabes. Après plusieurs jours d’expérience, l’équipe de scientifiques a constaté que le premier groupe de seiches, qui reçoit systématiquement des crevettes le soir, a modifié son habitude alimentaire et ne consomme plus l’intégralité des crabes car elle attend le repas de crevettes du soir, tandis que le second groupe de seiches consomme intégralement les crabes distribués car la quantité de crevettes est incertaine. Cette expérience démontre une réelle faculté d’anticipation et de régulation de ses besoins alimentaires. Le poulpe quant à lui ne s’est pas montré capable d’une telle capacité.

Pour donner suite à ces différentes expériences, les scientifiques ont pour projet d’approfondir les recherches sur les facultés cognitives des céphalopodes et notamment la formation de faux souvenirs. Ils s’interrogent sur les différences entre les individus en fonction de leur âge, leur attention, leur état émotionnel… Chaque individu est différent et sera plus ou moins susceptible de créer un faux souvenir. Les scientifiques souhaiteraient comprendre et identifier les raisons de ces différences. Enfin, les capacités cognitives des céphalopodes, et plus largement des invertébrés, resteront un sujet d’étude passionnant qui nécessite encore de nombreuses recherches. La comparaison des résultats entre les invertébrés et les vertébrés permettra certainement d’obtenir des réponses sur les mécanismes complexes de la mémoire. Et ces réponses auront assurément un impact sur nos connaissances globales de ces mécanismes rapportés à l’homme.

LA PÊCHE ET LA SCIENCE

La pêche est une pratique sportive que l’on définit bien trop souvent comme étant aléatoire. Pour autant, les progrès de la science et les différentes avancées technologiques nous permettent aujourd’hui d’apporter des réponses aux questionnements émis par les pêcheurs. Bien souvent, les scientifiques font appel aux pêcheurs qui sont au contact permanent du milieu marin pour obtenir des informations ou participer à des campagnes de marquage par exemple. La pêche et la science sont donc deux disciplines qui peuvent s’enrichir et s’apporter mutuellement. Même dans certains cas où le but premier de l’étude n’est pas directement lié à la pêche, des informations peuvent être extraites et utilisées par les pêcheurs. En ce qui concerne les résultats d’expériences menées sur les céphalopodes, deux éléments doivent retenir notre attention. Tout d’abord, les scientifiques ont démontré que la seiche préfère la crevette au crabe. Cette affirmation semble cohérente avec nos pratiques de pêche à la turlutte dont l’animation imite une crevette. Il est donc logique et recommandé de chercher à imiter une crevette plutôt qu’un crabe. D’autre part, et il s’agit sûrement de l’information la plus importante mise en évidence grâce à l’expérience des scientifiques de l’université de Caen, l’ajout d’un élément olfactif conforte la seiche et réduit son taux d’erreur. En effet, le taux de confusion est important en l’absence d’odeur et relativement faible en présence d’éléments olfactifs. Cela nous amène à penser que l’utilisation d’attractant ou de quelconque boost olfactif sur les turluttes est donc un avantage certain ! Cette pensée est cohérente avec différentes techniques de pêches méditerranéennes des céphalopodes, comme la pêche du calamar au bouchon ou la pêche du poulpe à la planchette. Dans ces deux cas, l’odeur de l’appât utilisé est incontestablement le facteur qui déclenche l’attaque du céphalopode. Généralement, des poissons gras sont utilisés comme de la sardine afin de dégager un maximum d’effluves. Certains leurres du commerce sont même étudiés pour ajouter un filet de poissons sur le dos. Par conséquent, l’ajout d’une pâte, d’un liquide en spray ou d’un tampon applicateur augmentera donc certainement vos résultats en action de pêche

Pourquoi étudier la seiche ?

Cette étude scientifique a été menée par Lisa Poncet, Pauline Billard, Nicola S. Clayton, Cécile Bellanger et Christelle Jozet-Alves de l’université de Caen Normandie, en collaboration avec l’université de Rennes et l’université de Cambridge. La seiche est un sujet d’étude important en France. Elle représentait par le passé la seconde espèce débarquée sur les côtes normandes, après la coquille Saint Jacques. L’intérêt pour ce céphalopode est historique et culturel selon Laure Bonnaud-Ponticelli, biologiste et chercheuse au laboratoire de biologie des organismes et des écosystèmes aquatiques BOREA. Cette étude est donc susceptible d’intéresser de nombreuses personnes. À noter que depuis 2013, la seiche et les céphalopodes de manière générale ont intégré la législation européenne pour l’expérimentation animale. Toute étude scientifique sur ces animaux doit donc être présentée et acceptée en amont afin de s’assurer que les contraintes exercées sur les animaux sont minimes. Enfin, ces études scientifiques servent également aux pratiquants de la pêche professionnelle et sportive. La compréhension globale du comportement et du mécanisme de réflexion des espèces ciblées par le pêcheur participe inévitablement à l’amélioration de ses résultats.