La Méditerranée est une mer pleine de mystère. Sa superficie représente moins de 1 % de la surface de l’océan mondial et, pourtant, elle accueille près de 10 % de la biodiversité marine présente sur notre planète. Cette richesse s’explique historiquement par la liaison avec l’océan Indien du temps de la Téthys et la liaison actuelle avec l’océan Atlantique. La Méditerranée regorge donc d’espèces méconnues, notamment dans les grandes profondeurs, qui sont en toute logique moins accessibles. La grande castagnole est l’une d’entre elles. Ce poisson à la robe métallique et scintillante est connu par les pêcheurs professionnels comme étant une prise accidentelle. Ces derniers en attrapent occasionnellement au large sur des palangres destinés aux thons et espadons. Peu de pêcheurs récréatifs ont eu l’occasion de remonter ce poisson. Les scientifiques eux-mêmes n’ont guère d’informations à son sujet. L’équipe Côt&pêche a donc missionné un grand pêcheur et compétiteur bien connu par nos lecteurs pour identifier au mieux les mœurs de ce poisson et tenter de le capturer spécifiquement. Grâce à son expérience et sa ténacité, le défi a été relevé avec succès !
COMMENT CIBLER UN POISSON QUE PERSONNE NE CONNAÎT ?
Pour partir à la rencontre d’une espèce déterminée, il est fondamental d’effectuer des recherches à son sujet – cela étant valable pour la chasse, la pêche ou même la cueillette de champignons. Connaître la saison, les zones que l’espèce affectionne, ou même le régime alimentaire de cette dernière sont des éléments déterminants. Or, nous sommes ici dans le cas où il existe très peu d’informations disponibles. Jusqu’à présent, les seules indications disponibles sont celles obtenues par les pêcheurs professionnels. Nous savons que ce poisson se trouve dans des profondeurs importantes, qu’il navigue en pleine eau et qu’il s’agit d’un prédateur qui s’attaque à de gros appâts qui ne lui sont pas destinés. Le pêcheur souhaitant capturer la grande castagnole devra donc utiliser sa propre expérience et faire preuve de persévérance pour parvenir à ses fins.
Pour obtenir davantage d’indications sur la technique de pêche à employer, intéressons-nous au profil et à la morphologie de ce poisson. D’après les descriptions scientifiques, la grande castagnole (Brama brama) est un poisson d’une taille commune comprise entre 40 et 70 centimètres, pour une taille maximale atteignant le mètre. Son corps est de couleur noir argenté et sa grande bouche lui permet de saisir des proies de taille conséquente. Ses grands yeux noirs sont caractéristiques des poissons de grands fonds. Ils permettent de capter la lumière et de percevoir des proies potentielles dans une eau très sombre. Au niveau de la dentition, nous identifions aisément une double rangée de canines orientées vers l’intérieur de la bouche qui permettent certainement au poisson de capturer ses proies en évitant qu’elles ne s’échappent. La forme des dents est peut-être l’indice le plus important lorsque l’on observe un poisson. L’absence de molaire indique que ce poisson ne mâche pas ses proies, l’absence d’incisive indique également qu’il est incapable de couper ou d’arracher. Ses canines lui servent donc à saisir et déchiqueter ses proies. En comparaison, on retrouve le même type de dentition chez la bonite à dos rayé (Sarda sarda) ou le tassergal (Pomatomus saltarix). Ce type de dentition est caractéristique des poissons prédateurs qui se nourrissent donc de petits poissons, céphalopodes et autres petits invertébrés pélagiques. Par chance, nous avons pu prélever quelques spécimens et les contenus stomacaux confirment cette observation puisque nous avons trouvé de petits calamars et poissons anguilliformes à l’intérieur de son estomac.
UNE MISSION CONFIÉE À UN SPÉCIALISTE
Yan Dulière est un pêcheur pratiquant toutes sortes de pêches du bord et en bateau. Compétiteur renommé dans le monde du surfcasting, il a participé à de très nombreux championnats de France et du monde où il a réussi à décrocher à deux reprises la plus haute distinction possible : le titre de champion du monde par équipe. Ces dernières années, il se consacre davantage à la pêche en bateau où il a réussi à homologuer plusieurs records de France. Nous avons eu l’occasion de le suivre au cours de différents reportages sur la pêche de la sériole, du barracuda, du calamar… Son approche, toujours très tactique et technique, couplée à sa connaissance parfaite du milieu, permet à ce pêcheur d’obtenir régulièrement de très bons résultats au bord de l’eau. Et son esprit compétitif le pousse à se challenger constamment pour progresser chaque jour. C’est donc tout naturellement qu’il a accepté de relever ce nouveau défi qui consiste à rechercher spécifiquement ce poisson dans les eaux profondes.
Un autre atout pour ce pêcheur est la zone géographique sur laquelle il pratique sa passion. Ce poisson affectionne les zones profondes et le Sud-Est de la France est donc la zone la plus adaptée avec ses canyons et fosses vertigineuses à proximité du bord. Du côté du canyon du Var et de la baie des Anges, on retrouve des profondeurs supérieures à 200 mètres à moins d’un mille des côtes. Ces profondeurs nécessiteraient des heures de navigation pour être atteintes dans d’autres régions françaises.
D’UN POINT DE VUE TECHNIQUE…
Pour rechercher ce poisson des grands fonds, il est nécessaire de déployer de grands moyens. À commencer par le matériel qui devra être adapté à la pêche profonde. Les cannes utilisées sont des cannes d’une puissance de 30 lbs destinées initialement à la pêche des sérioles en traîne lente. Ces cannes ont une action parabolique. Les actions de pointe privilégiant la détection des touches n’ont que peu d’intérêt avec des plombées aussi lourdes. La buscle serait constamment pliée et ne remplirait donc plus son rôle correctement.
Au niveau des moulinets, le Daïwa Tanacom 750 est une référence connue pour former un bon ensemble. Sa capacité de plus de 700 m en 60 lbs, son frein de 20 kg et ses multiples fonctionnalités permettent de couvrir un large panel d’utilisation en pêche profonde ou traîne lourde. Pour le remplir, une tresse en 28/100e sera un bon compromis dans ce type de pêche profonde. Évidemment, une tresse plus fine réduirait l’impact des courants sur la bannière, mais des surprises de taille importante peuvent surgir de ces profondeurs, il vaut mieux donc être préparé. Le montage, lui-aussi, sera conçu en privilégiant la résistance. Le corps de montage est un nylon raide en 80/100e sur lequel sont glissées des rotoperles de taille assez imposante. Les perles collées viennent séparer les rollings de façon que les empiles ne puissent pas s’emmêler entres elles. Yan utilise six émerillons par montage afin de raccorder six empiles et donc six appâts. Cela augmente forcément les chances de capture et cela permet surtout de continuer à pêcher même si certaines empiles sont emmêlées ou se sont faites attaquer. Les emmêlements sont d’ailleurs un fléau à ces profondeurs. Le montage descendant très vite vers le fond, les empiles doivent être courtes et raides pour éviter de vriller. Dans ce montage, les empiles mesurent 20 à 30 cm et sont faites avec du fluorocarbone raide ayant un diamètre compris entre 50 et 60/100e. La taille et la forme des hameçons peuvent être assez variées. Les hameçons de petites tailles permettront plus aisément de capturer des dorades roses une fois arrivé au fond. Pour la grande castagnole, l’ouverture béante de sa gueule lui permettra de saisir toutes tailles d’hameçons. La forme sera choisie également en fonction des appâts. Des hameçons à hampe droite, de forme octopus ou encore circle hook conviennent tout autant. Tout en bas du montage, un plomb de 500 à 800 grammes vient se fixer à l’agrafe. Afin de décupler l’attractivité de ce montage, les empiles peuvent être munies d’octopus en silicone, de perles flottantes ou d’éléments phosphorescents comme des perles, des gaines, des tubes ou encore le revêtement du plomb… Yan, qui est un spécialiste du surfcasting, n’a pas hésité à utiliser ces éléments qui font parfois la différence en pêche du bord. Et d’après les résultats obtenus, un octopus en silicone et une perle flottante qui allège l’ensemble du montage font bon ménage. Vous retrouverez tous les conseils de ce fin technicien dans la traditionnelle vidéo Côt&Pêche qui détaille le montage utilisé.
… ET D’UN POINT DE VUE TACTIQUE !
Une fois le matériel préparé, direction la pêche ! Yan a préalablement réalisé plusieurs sorties pour comprendre ce poisson. À bord de son bateau, il était déjà parvenu à capturer une grande castagnole alors qu’il recherchait l’espadon au calamar entier. Quelle surprise de voir ce mystérieux poisson arriver au bateau la première fois ! Tout d’abord parce que l’appât utilisé était de taille conséquente et que cela n’a pas effrayé notre convive. Mais aussi parce que le combat qui s’est déroulé ressemblait en tout point à celui d’un poisson de taille respectable. Dès cette première capture, Yan a compris qu’il s’intéressait à un poisson plutôt vorace et violent. En partant de ces constats, notre pêcheur a élaboré sa stratégie de pêche. Il a remarqué que ce poisson avait été attrapé sur une zone propice à la pêche de l’espadon. C’est donc sur ce type de zone que la pêche débute. La grande castagnole est un poisson qui navigue dans la couche d’eau. Yan fait appel à son électronique embarquée pour définir la zone de pêche. Il maintient le bateau ancré en bordure de fosse grâce au moteur électrique. Puis il règle son sondeur en basse fréquence et augmente le gain afin de visualiser au mieux la vie et les petits organismes qui peuvent évoluer en pleine eau. Régulièrement, il observe une zone de turbulence située à mi-profondeur. Cette couche est clairement visible sur le sondeur et disparaît subitement à partir d’une certaine profondeur. Dans le cas de ce reportage, la profondeur était de plus de 300 m et la limite de cette couche se situait entre 160 et 210 m. Cette rupture nette semble mettre en évidence une thermocline profonde. Pour rappel, la thermocline est le nom donné à la zone qui sépare deux couches d’eau ayant des températures et/ou une teneur en oxygène différentes. À cette profondeur, il semblerait que la thermocline sépare les eaux de surface dites “superficielles” et l’océan profond. En prêtant attention à la profondeur de chaque poisson capturé, Yan a remarqué que les grandes castagnoles, comme d’autres poissons, se maintiennent juste au-dessous de cette zone puisque les captures ont lieu au cours de la remontée, juste avant de franchir cette zone de turbulences située autour des 200 m ce jour-ci. Cette information est déterminante pour cibler cette espèce.
Avant de laisser couler son montage jusqu’au fond, Yan choisit ses appâts. Il opte généralement pour des lanières de calamars, des anguillons ou des filets de sardines au gros sel, le meilleur restant selon lui une belle lanière de calamar de 15 à 20 cm de long pour 1 cm de large ce qui représente une belle bouchée qui évoluera parfaitement dans le courant à la remontée. Les autres appâts doivent obligatoirement être ligaturés pour résister à la descente. De petites lanières de calamars avec quelques tours de ligatures peuvent aussi être intéressants pour les dorades roses. Une fois que les appâts ont été eschés, le montage peut entamer sa descente vers les abysses. Le pêcheur fait le choix de laisser le montage quelques minutes posé sur le fond pour tenter de capturer un merlu, une dorade rose ou tout autre poisson des grandes profondeurs. Puis, il entame une remontée lente à une vitesse de 30 à 50 mètres par minute réglée sur le moulinet électrique. Arrivé au niveau de la thermocline, il n’hésite pas à varier la vitesse de récupération de son moulinet électrique. Yan a constaté que la castagnole est un chasseur rapide mais qu’une pause peut être utile pour déclencher l’attaque. La plupart des touches survient lors de la phase de remontée, mais il arrive que ce poisson morde à la descente s’il parvient à suivre l’appât et à le saisir. Sachant cela, notre pêcheur n’hésite pas à ralentir manuellement la phase de coulée lorsque le montage approche de la profondeur propice. Un freinage irrégulier provoque des secousses qui offrent une certaine liberté de mouvements aux appâts et qui déclencheront ces touches tant espérées. Une fois le poisson piqué, place au combat ! La grande castagnole ne craint apparemment pas la décompression puisqu’elle se débat tout au long de la remontée, même après avoir percé la surface. Yan s’est d’ailleurs fait surprendre plus d’une fois par des rushs violents dont un ultime départ en direction de l’hélice du moteur qui aurait pu sectionner la ligne. Il faut donc rester vigilant et bien régler son frein. Pour le reste, ce n’est que du plaisir.
UN POISSON ÉGALEMENT SURPRENANT DANS L’ASSIETTE
Si vous avez déjà eu l’opportunité de voir ce poisson, il y a de fortes chances que ce soit sur les étals du poissonnier. La grande castagnole est commercialisée en poissonnerie, mais seuls les connaisseurs ou les curieux y prêtent attention. Sa chair blanche, parfois rosée se déguste parfaitement bien crue en ceviche avec un filet de citron. Il s’agit d’une chair ferme et goûtue qui n’a rien à envier aux autres poissons méditerranéens. À titre de comparaison, on se rapproche de la dorade coryphène une fois dans l’assiette. Une pincée de sel et quelques graines de sésame, voilà ce qu’a ajouté Kilyan, le fils de Yan, pour préparer ce poisson frais directement à bord du bateau afin de le savourer tous ensemble dans les meilleures conditions.
LA RICHESSE DES GRANDS FONDS
Outre la grande castagnole, il est possible de capturer une multitude de poissons dans ces profondeurs bathyales. Tout d’abord, lorsque le montage entraîné par un plomb de plusieurs centaines de grammes parvient jusqu’au fond et s’écrase sur le substrat meuble, on peut s’imaginer que le choc entraîne une secousse perceptible par la plupart des poissons fréquentant la zone. Le substrat lui-même, s’il n’est pas trop vaseux, doit être soulevé comme un nuage de poussière et doit attirer l’attention du voisinage. Il est donc intéressant, une fois de plus, de marquer une longue pause au fond pour tenter de capturer un poisson attiré par cette animation. Certains poissons réputés curieux et voraces comme les sébastes chèvres seront certainement les premiers sur place. Ils sont la hantise des pêcheurs profonds puisqu’ils contraignent ces derniers à remonter leur ligne prématurément alors qu’elle vient d’achever sa longue descente vers le fond. Les limberts royaux et les dragonnets sont également des petits poissons qui perturbent les sessions de pêche aux appâts sur grands fonds. Si ces derniers ne montrent pas de signes de vie, on peut alors espérer attraper des poissons plus appréciés comme le chapon, le grondin, la mostelle ou le merlu. Ces poissons opportunistes vivant sur le fond ou à proximité apprécient les appâts odorants et consistants. Les sparidés, eux aussi, sont présents dans ces profondeurs avec la dorade rose. Fidèle à la réputation des sparidés, la dorade rose sera plus méfiante et sa petite bouche ne lui permettra pas de s’emparer d’appâts trop imposants, d’autant plus si elle est de petite taille. Ces poissons peuvent être assez abondants selon les zones, mais le prélèvement doit être fait de manière responsable car leur croissance est bien plus lente que la normale et les populations peinent donc à se régénérer. Enfin, en pratiquant à ces profondeurs, le pêcheur peut être confronté à d’autres prises plus ou moins insolites que sont les congres et autres serpentiformes, le saint-pierre, le cernier, plusieurs espèces de céphalopodes dont le calamar rouge, ainsi qu’une multitude d’espèces de raies et requins. En résumé, on ne sait jamais vraiment quel étrange poisson va se décider à mordre sur ces profondeurs, c’est aussi cela la magie des grands fonds !